L’école publique en recul, le privé en plein essor
Une étude réalisée par l'Observatoire tunisien de l'économie sur l'éducation révèle que le pays a eu recours au Fonds monétaire international (FMI) à deux périodes clés : la première ayant conduit à la mise en place du Programme d’ajustement structurel entre 1986 et 1992 et la seconde entre 2013 et 2020, durant laquelle la Tunisie a contracté trois programmes de prêts.
Ces deux phases ont coïncidé avec le financement, par la Banque mondiale, d’un ensemble de programmes visant à instaurer les bases d’une restructuration législative, réglementaire et économique. Ces initiatives ont conduit à la mise en œuvre de politiques d’austérité, visant à rétablir les équilibres financiers, au détriment du bien-être des Tunisiens.
Ces politiques ambitionnaient essentiellement de réduire les coûts salariaux, supprimer les subventions, privatiser les entreprises publiques, encourager les investissements étrangers à travers des partenariats public-privé, limiter le rôle social et régulateur de l'État, réduire les dépenses sociales et maintenir la flexibilité du taux de change.
L’étude conclut que ces mesures ont entraîné une baisse significative de l’investissement dans les infrastructures, ce qui a eu des répercussions négatives sur la qualité des services publics, notamment dans le secteur de l’éducation.
Croissance rapide des écoles privées, entre 2013 et 2018
Les dernières statistiques, publiées par le ministère de l’Éducation indiquent que le nombre d’écoles primaires privées a atteint 684 établissements en 2023, répartis sur l’ensemble du territoire, y compris dans les régions intérieures, comme Kairouan, Sidi Bouzid et Kasserine.
Entre 2013 et 2018, période coïncidant avec les accords de prêts signés avec le FMI, le nombre d’écoles privées a connu une hausse spectaculaire de 36%, avec un pic de croissance de 70% entre 2015 et 2016. Cette croissance a toutefois ralenti depuis 2019, avec un taux de progression de 4%.
Parallèlement, les écoles publiques ont connu une dégradation notable de leurs infrastructures et équipements, les rendant incapables de répondre à la hausse continue du nombre d’élèves.
Le rapport de l’Observatoire indique, aussi, que l'État a, dès l’ère de l’ancien président Ben Ali -et surtout durant les phases d’endettement- soutenu l’investissement privé dans le secteur éducatif. Cela s’est matérialisé par un cadre législatif favorable, notamment à travers le Code de l’investissement et le décret n°1486 du 22 février 2008, qui fixe les conditions de création d’établissements éducatifs privés.
Ce décret accorde plusieurs avantages aux investisseurs : une prime d’investissement allant jusqu’à 25% du coût du projet, la prise en charge par l’État de 25% des salaires des enseignants tunisiens pour une durée maximale de 10 ans, la couverture de la contribution patronale, ainsi que la mise à disposition de terrains pour les projets éducatifs privés.
Fossé grandissant entre l’enseignement public et privé
En parallèle, l’étude souligne une détérioration continue des écoles publiques, avec des établissements en mauvais état et mal équipés, incapables de répondre aux besoins croissants en matière d’accueil scolaire. Cela a contribué à creuser l’écart entre les systèmes d’enseignement public et privé, avec une tendance de plus en plus marquée vers la privatisation par affaiblissement du secteur public.
Entre l’année scolaire 2009/2010 et celle de 2023/2024, le nombre d’élèves inscrits dans les écoles primaires privées est passé de 21 509 à 128 513, soit une multiplication par six. Cette croissance s’est faite en parallèle à la dégradation de la qualité de l’enseignement public et a coïncidé avec la signature de l’accord avec le FMI, en 2016.
Selon une enquête de terrain de l’Observatoire en 2025, plus de 100 000 élèves -soit environ 8 % des 1,3 million d’élèves du primaire-/ sont inscrits dans des écoles privées.
L’Observatoire estime que ce fossé croissant reflète une polarisation du paysage éducatif : d’un côté, un système public fournissant des services de qualité modeste à la majorité des élèves issus des classes pauvres et moyennes ; de l’autre, un système privé offrant des services de haut niveau à une minorité privilégiée.
Un système éducatif en crise
Le rapport souligne que la Tunisie fait face à de graves défis dans son système éducatif, en raison de la dégradation des services publics, y compris dans l’enseignement. Cette détérioration se manifeste par le manque criard d’infrastructures et de ressources de base dans les écoles publiques, rendant l’environnement scolaire inadéquat.
La privatisation croissante de l’enseignement a, également, restreint l’accès à une éducation de qualité pour les catégories vulnérables, tandis que les élèves issus de familles aisées profitent de meilleures conditions. Le ratio enseignants/élèves étant en baisse, cela a entraîné une surcharge des classes, réduisant l’efficacité de l’enseignement et augmentant le taux de décrochage scolaire.
De nombreux élèves, notamment ceux issus de milieux modestes, sont contraints d’abandonner l’école, en raison de l’éloignement géographique ou de l’incapacité à supporter les coûts liés à la scolarité.
Enfin, le rapport dénonce la situation sanitaire déplorable dans certaines écoles publiques, qui manquent souvent d’installations sanitaires adéquates et d’accès à l’eau potable, exposant les élèves à des risques sanitaires.
Ce contexte de faibles ressources humaines et de déclin de la qualité pédagogique aggrave le fardeau psychologique et financier des familles tunisiennes.